Και εδώ ακολουθεί το θεόρατο κείμενο του Μπαντιού με την εκφώνηση του οποίου έκλεισε το διεθνές συνέδριο "Το ελληνικό σύμπτωμα" (Παρίσι, 18-20 Ιανουαρίου 2013). Παρομοίως, δεν κάνω περίληψη, είναι απαραίτητο να μεταφραστεί ολόκληρο.
L’impuissance
contemporaine
– Alain
Badiou --
Me
voici en position d'avoir à prononcer l'allocution de clôture de ce
colloque international organisé par le département de philosophie
de Paris-8, pour étudier la situation en Grèce et les enseignements
qu'on en tire pour toute politique progressiste aujourd'hui dans le
monde.
Être
ainsi en position conclusive n'était pas mon choix. On m'a désigné
pour ce faire, et je ne suis pas sûr d'avoir bien fait d'obéir.
Nous
avons discuté, dans ce colloque, de tous les aspects importants de
la situation en Europe et singulièrement en Grèce. Nous avons
évidemment analysé les grandes structures historiques en jeu :
la politique mondiale particulièrement agressive du capitalisme
contemporain. La faiblesse complice des Etats. La fonction réactive
de l’Europe dans sa figure actuelle. Mais aussi la loi des formes
subjectives qui éclairent la dialectique contemporaine de la
soumission et de l'insurrection. Nous avons aussi rendu compte des
urgences militantes : celle qui provient des épreuves imposées
aux peuples par la misère grandissante et les destructions sociales.
Celle, liée à la première, qui provient de l’action de plus en
plus arrogante des bandes fascistes, sur des thèmes nationalistes
absolument creux et des réalités racistes absolument intolérables.
A ce propos, nous avons tenté de faire le bilan des actions de
résistance en cours.
Je
n’ai pas à ajouter à tout cela, en ce qui concerne les
caractéristiques immédiates de la situation en Grèce. Un de mes
grands maîtres en politique communiste disait : « celui
qui n’a pas fait d’enquête n’a pas droit à la parole ».
Contrairement à d'autres intervenants de notre colloque, notamment
nos amis grecs, je n’ai pas, après tout, fait d’enquête
politique, d’enquête militante, sur la situation qui nous sert ici
de point de référence. Je sais d’expérience qu’une situation
politique nouvelle ne peut être connue que de l’intérieur de son
processus, que l’information et l’opinion ordinaires ne suffisent
pas. Et cela pour une raison très simple : la nouveauté
politique, qui est subjective, ne se laisse pas saisir de
l’extérieur quand elle est en train de se constituer. C’est du
reste ce que voulait dire le maître que j'ai cité quand il
ajoutait : « enquêter sur un problème, c’est le
résoudre ». Je n’ai aucunement la possibilité ni
l’intention de résoudre aucun des problèmes actuels du peuple
grec.
Je
vais donc assumer la subjectivité largement extérieure qui est la
mienne, et partir d’un sentiment, d’un affect, peut-être
personnel, peut-être injustifié, mais que je ne peux m’empêcher
de ressentir en l’état actuel de mon information : à savoir,
un sentiment d’impuissance politique générale, dont ce qui arrive
en Grèce est comme un concentré.
J'ai
certes admiré l'éloquence élégante de mon ami et camarade Kostas
Douzinas, mon voisin à cette table, quand il a nourri son optimisme
proclamé de références précises à ce qu'il estimait être les
nouveautés politiques de la résistance populaire en Grèce, où il
discernait même l'émergence d'un nouveau sujet politique. Mais je
n'ai pas été convaincu. Naturellement, ce qu'il a rapporté du
courage et de l'inventivité tactique des manifestants progressistes
et antifascistes est enthousiasmant. Ce sont là, en outre, des
choses nécessaires. Mais nouvelles ? Non, pas du tout. Ce sont les
invariants de tout mouvement de masse réel : égalitarisme,
démocratie de masse, invention de slogans, bravoure, rapidité des
réactions...Tout cela nous l'avons aussi bien connu avec la même
énergie – joyeuse et toujours un peu angoissée – en Mai 68 en
France, nous l'avons observé sur la place Tarhir en Egypte, et à
vrai dire ce devait exister déjà du temps de Spartacus ou de Thomas
Münzer. J'ai proposé il y a presque quarante ans d'appeler ces
déterminations « les invariants communistes », et je
dirais aujourd'hui plus précisément : les caractéristiques
invariantes du communisme de mouvement. Les nouveautés proprement
politiques, le sujet politique, c'est autre chose : leur vitalité
requiert le mouvement, mais ne peut jamais se confondre avec lui.
Partons
donc provisoirement d'un autre point.
La
Grèce est un pays à la très longue histoire, de portée
universelle. Un pays dont la résistance aux oppressions et
occupations successives a une particulière densité historique. Un
pays où le mouvement communiste, y compris sous sa forme armée, a
été très puissant. Un pays où aujourd’hui encore, la jeunesse a
donné l’exemple de révoltes massives et tenaces. Un pays où sans
doute les forces réactionnaires classiques sont très organisées,
mais où il y a la ressource courageuse et ample de grands mouvements
populaires. Un pays où existe certes de redoutables organisations
fascistes, mais un pays où existe aussi un parti de gauche à la
base électorale et militante apparemment solide.
Or,
tout se passe dans ce pays comme si rien ne pouvait arrêter
l’emprise totale du capitalisme déchainé par sa propre crise.
Comme si, sous la direction de comités ad hoc et de gouvernements
serviles, le pays n’avait aucune autre voie possible que de suivre
les ordres sauvagement antipopulaires de la bureaucratie européenne.
Au regard en effet des questions posées et des « solutions »
européennes, le mouvement de résistance apparaît comme un
processus de retardement, et non comme le porteur d'une alternative
politique effective.
Telle est la grande leçon du
moment qui nous invite non seulement à soutenir de toute nos forces
le courage du peuple grec ; mais à méditer avec lui sur ce
qu’il faut penser et faire pour que ce courage ne soit pas, de
façon désespérante, un courage inutile.
Car ce qui frappe, en Grèce
exemplairement, mais aussi bien partout ailleurs, et notamment en
France, est l’impuissance avérée des forces progressistes à
imposer le moindre recul significatif aux puissances
économico-étatiques qui entendent soumettre sans restriction les
peuples à la loi nouvelle, quoique aussi bien ancienne, ou
fondamentale, du libéralisme intégral.
Non
seulement ces forces progressistes piétinent sans pouvoir se targuer
pour l'instant d’un succès, même limité, mais ce sont bien
plutôt les forces fascisantes qui grandissent et prétendent
diriger, dans le décor en trompe l’œil d’un nationalisme
xénophobe et raciste, l’opposition aux diktats des
administrations européennes.
Mon
sentiment est que le foyer de cette impuissance n'est pas
principalement du côté d'une inertie populaire, d’une absence de
courage, ou d’un ralliement majoritaire à la nécessité du pire.
De nombreux témoignages, dans ce colloque même, ont montré que la
ressource d'une action populaire vive et massive existe en Grèce.
Même ici, à l'occasion des actions contre la réforme des retraites
par Sarkozy – réforme qui fait intégralement partie du
démantèlement des services publics et des dispositifs d'aide
sociale exigés partout en Europe par des bureaucraties serviles,
lesquelles sont unanimement relayées par les gouvernements en place
– nous avons observé que d'importants détachement populaires
faisaient preuve d'obstination et pratiquaient les invariants du
communisme de mouvement, notamment l'usage de formes de grève non
conventionnelles et de rassemblements soustraits à l'hégémonie
syndicale. Néanmoins, aucune pensée nouvelle de la politique
n'émergeait, à échelle d'ensemble, de ces tentatives, aucun
vocabulaire neuf ne relayait la rhétorique revendicative, et les
directions syndicales ont finalement pu convaincre tout le monde
qu'il fallait attendre...les élections.
Je
pense que ce dont nous faisons l’expérience est bien plutôt que
la plupart des catégories politiques dont les activistes de
mouvement essaient de se servir pour penser et transformer les
situations effectives sont, dans leur état actuel, largement
inopérantes.
En vérité, nous
héritons, après les vastes mouvements des années soixante et
soixante dix, d’une très longue période de contre-révolution
économique, politique et idéologique, qui a largement détruit la
confiance et le pouvoir qui pouvaient rattacher la conscience
populaire aux mots les plus élémentaires de la politique
d’émancipation, comme, je les cite au hasard, « lutte des
classes », « grève générale », « nationalisation
sans indemnité ni rachat », « révolution »,
« action clandestine », « alliance des étudiants
et des ouvriers », « libération nationale »,
« dictature populaire », « démocratie de
masse », «parti prolétarien », et bien d’autres.…Le
mot clef de « communisme », qui dominait la scène depuis
le milieu du 19e siècle, est lui même désormais confiné dans une
sorte d’infamie historique à propos de laquelle il faut bien dire
que l’opinion progressiste s’est elle-même coulée dans un bilan
historique entièrement dicté par l’adversaire. Que se soit
imposée comme naturelle et unanimement acceptée l'équation :
communisme = totalitarisme a été un sérieux échec des
révolutionnaires durant les néfastes années quatre-vingt du
dernier siècle. Certes, nous ne pouvions éviter une critique
politique incisive, majeure, de ce que furent les Etats socialistes
et les Partis communistes au pouvoir, notamment en Union soviétique.
Mais cette critique devait être la nôtre, elle devait
alimenter un progrès de nos théories et de nos pratiques, et non
aboutir à une sorte de renonciation morose, une fois jeté le bébé
politique avec l'eau du bain historique. Il s'est produit ce fait
spectaculaire : s'agissant d'un épisode historique d'une importance
capitale pour nous, nous avons adopté, pratiquement sans
restriction, le point-de-vue de l'adversaire. Et ceux qui ne l'ont
pas fait ont tout simplement persévéré dans la funeste rhétorique
antérieure, comme si rien ne s'était passé.
Parmi les victoires de
cet adversaire, dans la composition duquel ont figuré les nouveaux
chiens de garde de l’ordre idéologique contemporain – presque
toujours des renégats du mouvement des années soixante – , une
des plus importantes est la victoire symbolique. Non seulement nous
avons laissé notre vocabulaire propre être discrédité et
ridiculisé, quand il n’est pas rangé du côté du crime, mais
nous nous servons des mots préférés de l’ennemi comme s’ils
pouvaient être les nôtres. C’est le cas tout particulièrement,
pour la situation qui nous occupe, des mots « démocratie »,
« économie », « Europe », et quelques
autres.
On a beaucoup moqué, du temps
des vieux communismes, ce qu’on appelait la langue de bois, les
phrases vides, les adjectifs ronflants. Certes, certes. Mais
l’existence d’une langue commune est aussi celle d’une Idée
partagée. L’efficacité des mathématiques dans les sciences –
et on ne saurait nier que les mathématiques soient une magnifique
langue de bois – tient précisément à ce qu’elles formalisent
l’idée scientifique. La nécessité de pouvoir formaliser
rapidement l’analyse d’une situation et les conséquences
tactiques de cette analyse est tout aussi requise en politique. C’est
le signe d’une vitalité stratégique.
Aujourd’hui,
une des supériorités de l’idéologie démocratique officielle est
précisément qu’elle dispose d’une langue de bois parlée dans
tous les médias et par tous nos gouvernements sans exception. Qui
peut croire que « démocratie », « libertés »,
« économie de marché », « droits de l’homme »,
« équilibre budgétaire », « effort national »,
« peuple français », « compétitivité »,
« réformes », et ainsi de suite, soit autre chose
qu’une omniprésente langue de bois ? C’est nous, militants
sans stratégie de l’émancipation, qui sommes en réalité depuis
pas mal de temps aphasiques ! Et ce n’est pas la langue,
sympathique et inévitable, de la démocratie mouvementiste qui nous
sauvera. « A bas ceci ou cela », « tous ensemble,
nous gagnerons », « dégage », « résistance ! »,
« on a raison de se révolter »…Tout ça peut
rassembler un moment les affects collectifs, tout cela est
tactiquement très utile, mais laisse entièrement en suspens la
question d’une stratégie lisible. C’est une langue trop pauvre
pour parler en situation de l’avenir des actions émancipatrices.
La
clef du succès politique réside certes dans la force de la révolte,
son étendue et son courage. Mais aussi dans sa discipline, et dans
les déclarations dont elle est capable. Déclarations
qui concernent un avenir stratégique positif, qui révèlent une
possibilité nouvelle, invisible depuis la propagande de
l'adversaire. C'est cela que les militants organisés d'un mouvement,
ou d'une situation quelconque, sont chargés d'extraire de ce qui
est fait et dit, de formaliser, et de renvoyer pour discussion
élargie à tous ceux qui constituent le socle populaire de ce
mouvement ou de cette situation. C'est pourquoi l’existence de
vastes mouvements populaires, si elle est un phénomène historique,
ne délivre pas par elle-même une vision politique. La raison en est
que ce qui cimente un mouvement sur la base des affects individuels
est toujours de caractère négatif : cela peut aller depuis des
négations abstraites, du genre « à bas le capitalisme »,
ou « non aux licenciements » ou « non à
l’austérité », ou « à bas la troïka européenne »,
qui n’ont strictement aucun autre effet que de souder
provisoirement le mouvement dans la faiblesse négative de ses
affects ; jusqu’à des négations plus spécifiées, parce que
leur cible est précise et rassemble des couches différentes de la
population, comme « Moubarak dégage » pendant le
printemps arabe, qui peuvent en effet obtenir un résultat, mais
nullement construire la politique
de ce résultat, comme on le voit aujourd’hui en Égypte
comme en Tunisie, où des partis religieux réactionnaires, sans
vraie relation aux mouvements, récoltent la mise. Car toute
politique se fait au régime de ce qu’elle affirme et propose, et
non à celui de ce qu’elle nie ou rejette. Une politique est une
conviction active et organisée, une pensée en acte qui indique des
possibilités inédites. Les mots d’ordre de type « résistance ! »
sont certes propres à rassembler les individus, mais aussi à faire
que ce rassemblement prenne le risque de n'être tout d'abord qu’un
mélange joyeux et enthousiaste d'existence historique et de
faiblesse politique, et ensuite, quand l'adversaire, bien mieux
équipé, politiquement, discursivement et étatiquement, l'emporte,
un repli amer et un ressassement stérile de l'échec.
Le
maître en politique que je citais plus haut disait aussi : « Si
vous voulez connaître une question, faites-en l'histoire ». La
situation actuelle dans le monde ressemble beaucoup à celle des
années 1840-1850. Là aussi, après la révolution française de
1792-1794, comme après les soulèvements, révolutions et guerres
populaires victorieuses des années soixante et soixante dix, nous
avons une très longue séquence de contre-révolution, dominée par
un vif élan du capitalisme libéral en voie de mondialisation. Là
aussi, dans les années qui vont de 1847 à 1849, il y a comme un
« printemps des peuples » dans toute l'Europe, comme il
vient d'y en avoir un dans tout le monde arabe, mais aussi dans
quelques situations « occidentales ». Là aussi, du côté
des révoltes, nous trouvons un langage enthousiaste, démocratique
et révolutionnaire, mais pauvre et sans unité. Et là aussi, il y
a, partout, le triomphe de la réaction et la venue au pouvoir
d'affairistes et de corrompus d'un nouveau genre. Ce n'est qu'après
des décennies de labeur organisé, comme la création de la première
Internationale ou l'unification des parti sociaux-démocrates, et de
tentatives glorieuses mais désespérées, comme la Commune de Paris
ou la révolution russe de 1905, que surgira une capacité politique
ouvrière disposée à la victoire et incarnée, comme il est requis,
dans des organisations à vocation internationale. Encore aura-t-il
fallu que la langue du marxisme devienne pratiquement hégémonique
dans l'étendue entière du mouvement ouvrier, mais aussi,
finalement, dans de vastes masses rurales, qu'il s'agisse de la Chine
ou de pays soumis à la terreur coloniale.
Il
semble bien que ce ne soit pas dans la contagion d'un affect négatif
de résistance qu'on peut trouver de quoi imposer un recul sérieux
aux forces réactionnaires qui visent aujourd'hui à désintégrer
toute pensée et toute action qui ne leur est pas homogène. C'est
dans le partage discipliné d'une idée commune et l'usage peu à peu
répandu d'une langue homogène.
La
reconstruction d'une telle langue est un impératif crucial. C'est
uniquement dans ce but que j'ai proposé de réintroduire, de
redéfinir, de réorganiser, tout ce que dépend du mot
« communisme ».
Soulignons
au passage que le mot « communisme » désigne
fondamentalement trois choses.
D' abord,
le constat
analytique
selon lequel, dans les sociétés aujourd'hui dominantes, la liberté,
dont on fait le fétiche démocratique que nous savons, est en fait
entièrement dominée par la propriété. La « liberté »
n'est que celle d'acquérir sans limite préétablie tous les biens
possibles, et le pouvoir de faire « ce qu'on veut » est
étroitement mesuré par l'étendue de cette acquisition. Quelqu'un
qui a perdu toute possibilité d'acquérir quelque chose n'a dans les
faits aucune espèce de liberté, et du reste on le lui fera bien
voir, comme aux « vagabonds » que le libéralisme anglais
du capitalisme ascendant pendait sans états d'âme. C'est la raison
pour laquelle Marx, dans le Manifeste, déclare que toute les
injonctions du communisme peuvent en un sens se ramener à une seule
: abolition de la propriété privée.
Ensuite,
« communisme » signifie l'hypothèse
historique
selon laquelle il n'est
pas nécessaire
que la liberté soit normée par la propriété, et les sociétés
humaines dirigées par une étroite oligarchie de puissants hommes
d'affaire et de leur servants politiques, policiers, militaires ou
médiatiques. Une société est possible, où prédomine ce que Marx
appelle la « libre association », où le travail
productif est collectivisé, où les grandes contradictions
inégalitaires (entre travail intellectuel et travail manuel, entre
villes et campagnes, entre hommes et femmes, entre encadrement et
exécution, etc...) sont en voie de disparition, et où les
décisions qui concernent tout le monde sont réellement l'affaire de
tous. Il convient de traiter cette possibilité égalitaire comme un
principe de la pensée et de l'action, et de ne pas en démordre.
Enfin,
« communisme » désigne la nécessité d'une organisation
politique internationale. Cette
organisation part de
la rencontre entre les principes et l'action effective des masses
populaires. Sur cette base, elle s'efforce de mettre en mouvement la
pensée inventive des gens, de construire, sans la mélanger à celle
de l'Etat existant, une puissance interne à toutes les situations.
Le but est que cette puissance soit capable de plier le réel dans la
direction prescrite par le nouage des principes à la subjectivité
agissante de tous ceux qui ont la volonté de transformer la
situation considérée.
Le
mot « communisme » nomme ainsi le
processus complet par lequel on libère la liberté de sa soumission
inégalitaire à la propriété. Que
ce mot ait été celui contre lequel nos ennemis se sont le plus
constamment acharné tient à ce qu'ils ne peuvent supporter ce
processus, lequel détruit en effet leur
liberté, celle dont la propriété fixe la norme. Au demeurant, ce
seul acharnement, cette volonté farouche de criminaliser le mot
« communisme », qui a commencé au XIX° siècle, bien
avant l'expérience des Etats socialistes, relève de ce que les
chinois appellent « le professeur par l'exemple négatif »
: si c'est lui que nos ennemis détestent par dessus tout, ce doit
être par sa redécouverte qu'il faut commencer.
Sans
doute, et je terminerai par ce point, faut-il aussi y voir clair,
notamment face aux bandes fascistes, quant aux usages du mot
« peuple ». Ce qui revient aussi à lier le mot
« peuple » à la reconstruction du mot « communisme ».
Le
chemin de cette liaison passe par les quatre sens possibles de
« peuple » : le sens fasciste, le sens étatique et
juridique, le sens qu'il prend dans les luttes de libération
nationale, et le sens qu'il a dans les actions politiques visant une
émancipation égalitaire.
Dans
cette classification, nous avons deux sens négatifs du mot
« peuple ». Le premier, le plus évident, est celui que
plombe une identité fermée -- et toujours fictive -- de type racial
ou national. L’existence historique de ce genre de « peuple »
exige la construction d’un Etat despotique, qui fait exister
violemment la fiction qui le fonde. Le second, plus discret, mais à
grande échelle plus nuisible encore – par sa souplesse et le
consensus qu’il entretient -- est celui qui subordonne la
reconnaissance d’un « peuple » à un Etat qu’on
suppose légitime et bienfaisant, du seul fait qu’il organise la
croissance, quand il le peut, et en tout cas la persistance, d’une
classe moyenne, libre de consommer les vains produits dont le capital
la gave, et libre aussi de dire ce qu’elle veut pourvu que ce dire
n’ait aucun effet sur le mécanisme général. On voit aisément
que le premier sens est d'usage pratiquement obligé dans les
politiques fascisantes. Le second est celui qui domine dans nos
démocraties parlementaires. Disons qu'il y a le peuple-race dans le
premier cas, et ce qu'on pourrait appeler le peuple-classe-moyenne
dans le second cas.
Nous avons également deux sens
positifs du mot « peuple ». Le premier est la
constitution d’un peuple dans la visée de son existence
historique, en tant que cette visée est niée par la domination
coloniale et impériale, ou par celle d’un envahisseur. « Peuple »
existe alors selon le futur antérieur d’un Etat inexistant. Il
s'agit de libérer le peuple de sa sujétion, de sa négation, à
partir de l'idée d'un Etat populaire nouveau. Le second est
l’existence d’un peuple qui se déclare comme tel à partir de
son noyau dur, qui est ce que l’Etat officiel exclut précisément
de « son » peuple prétendument légitime. Par exemple
les ouvriers au 19° siècle, les paysans dans tous les pays soumis à
la colonisation, aujourd'hui encore les prolétaires de provenance
étrangère. Un tel peuple affirme politiquement son existence par sa
solidarité organisée avec son noyau dur. Il ne peut donc exister
que dans la visée stratégique d’une abolition de l’Etat
existant, précisément parce que celui-ci affirme que reconnaître
l'existence d'un tel peuple est absolument impossible.
« Peuple » est donc
une catégorie politique du communisme, soit en amont de l’existence
d’un Etat désiré dont
une puissance interdit l’existence, soit en aval d’un Etat
installé dont un nouveau peuple, à la fois intérieur et extérieur
au peuple officiel, exige la disparition.
Le
mot « peuple » n’a finalement de sens positif qu’au
regard de l’inexistence possible de l’Etat. Soit un Etat
interdit dont on désire la création. Soit un Etat officiel dont on
désire la disparition. « Peuple » est un mot qui prend
toute sa valeur, soit sous les espèces, transitoires, de la guerre
de libération nationale, soit sous celles, définitives, des
politiques communistes, qui depuis toujours ont pour norme
stratégique ce qu'elles appellent le « dépérissement de
l'Etat ».
Ces
exercices verbaux nous ont-ils éloignés de la Grèce et de
l'urgence concrète de la situation ? Peut-être. Cependant, une
politique est toujours la rencontre de la discipline des idées et de
la surprise des circonstances. Elle est une puissance immédiate,
mais aussi l'établissement d'une durée.
Mon
voeu est que la Grèce soit, pour nous tous, le lieu universel d'une
telle rencontre.