Με μεγάλη τιμή, το τιμ σας παρουσιάζει σήμερα την παρέμβαση του ΓΙΓΑΝΤΑ Μπαντιού στη συνάντηση της 10 Ιανουαρίου 2013, που οργάνωσε στο Παρίσι το ελληνικό περιοδικό Αλήthεια και το περιοδικό Lignes. (εδώ μπορείτε να βρείτε και σε βίντεο την εξαιρετική παρέμβαση του ιδίου στην περσινή συνάντηση).
Δεν κάνω περίληψη, αρμόζει να μεταφραστεί ολάκερο.
L’inexistence
démocratique
Alain
Badiou
La
situation en Grèce est pour nous tous une sorte de leçon politique
à ciel ouvert.
Voilà
un pays à la très longue histoire, de portée universelle. Un pays
dont la résistance aux oppressions et occupations successives a une
particulière densité historique. Un pays où le mouvement
communiste, y compris sous sa forme armée, a été très puissant.
Un pays où aujourd’hui encore, la jeunesse a donné l’exemple de
révoltes massives et tenaces ; un pays où sans doute les
forces réactionnaires sont très organisées, mais où il y a la
ressource courageuse et ample de grands mouvements populaires. Un
pays où existe certes de redoutables organisations fascistes, mais
un pays où existe aussi un parti de gauche à la base électorale et
militante apparemment solide.
Or,
tout se passe dans ce pays comme si rien ne pouvait arrêter
l’emprise totale du capitalisme déchainé par sa propre crise.
Comme si, sous la direction de comités ad hoc et de gouvernements
serviles, le pays n’avait aucune autre voie possible que de suivre
les ordres sauvagement antipopulaires de la bureaucratie européenne.
Telle
est la grande leçon du moment qui nous invite non seulement à
soutenir de toute nos forces le courage du peuple grec ; mais à
méditer avec lui sur ce qu’il faut penser et faire pour que ce
courage ne soit pas, de façon désespérante, un courage inutile.
Car
ce qui frappe, en Grèce exemplairement, mais aussi bien partout
ailleurs, et notamment en France, est l’impuissance avérée des
forces progressistes à imposer le moindre recul aux puissances
économico-étatiques qui entendent soumettre sans restriction les
peuples à la loi nouvelle, quoique aussi bien ancienne, ou
fondamentale, du libéralisme déchainé.
Non
seulement ces forces progressistes piétinent sans pouvoir se targuer
d’un succès, même local, même limité, mais ce sont bien plutôt
les forces fascisantes qui grandissent et prétendent diriger, dans
le décor en trompe l’œil d’un nationalisme xénophobe et
raciste, l’opposition aux diktats des administrations européennes.
Je
tiens pour responsable de cette impuissance ce que j’appellerai
l’idéologie démocratique, telle qu’elle domine encore largement
les esprits et le groupes, y compris les plus contestataires.
L’idéologie
démocratique a deux versants appariés. Un versant étatique, et un
versant mouvementiste. Le versant étatique se concentre,
juridiquement, dans le culte de l’Etat de droit, politiquement,
dans le culte des élections. Le versant mouvementiste se concentre,
en ce qui concerne la
pratique,
dans le culte de l’action immédiate, singulièrement du
rassemblement dans la rue, voire du combat de rue, comme finalité de
la conscience politique ; et en ce qui concerne l’organisation,
dans le culte des collectifs ou associations égalitaires
particularisés par leurs cibles : collectifs pour les sans
papiers, pour l’égalité des femmes, contre le racisme, pour le
droit au logement, pour le soutien au peuple grec, contre le
réchauffement climatique, pour de nouvelles formes de vie, pour le
combat anti-fasciste, et ainsi de suite.
Ce
que les deux versants de l’idéologie démocratique ont en commun,
c’est l’idée tout à fait fausse selon laquelle l’opinion
individuelle, la liberté vivante de chacun, doit être à la racine
de l’engagement politique. Elles ont donc aussi en commun le culte
des libertés individuelles, notamment de la liberté d’opinion.
Dans le cas de l’Etat, cette opinion individuelle libre prend la
forme d’un bulletin écrit que, caché dans un isoloir, on met dans
une boite. Dans le cas du mouvement, l’opinion prend la forme de
l’adhésion circonstancielle et momentanée à tel ou tel mot
d’ordre, du droit à « dire ce qu’on veut » dans les
assemblées, d’une méfiance envers toute autorité, du mythe de
« la base contre le sommet », du mépris de la pensée,
des idées et des écrits au nom d’un culte du « concret »
et de l’action, et du refus de toute discipline au long cours.
En
réalité, l’idéologie démocratique, en tant qu’idéologie des
libertés, formelles ou réelles, est l’organisation de ce que
j’appellerai une inexistence politique.
C’est
particulièrement clair dans le cas de l’idéologie électorale. La
prétendue participation populaire à la décision est manifestement
une fiction. Puisque le peuple n’a ni les armes, ni l’argent, ni
les médias, sa force ne peut être que son rassemblement discipliné
autour d’un but défini. Il ne peut compter que sur lui-même,
mais ce « lui-même » n’a pas d’existence
individuelle. L’atomisation individuelle du bulletin de vote est
l’organisation la plus efficace d’une impuissance radicale. On le
voit tout particulièrement aujourd’hui, où, en pleine crise, des
votes répétés, dans tous les pays, ne font qu’organiser des
rotations, sous des noms divers, entre les différentes factions de
l’oligarchie contemporaine.
Mais c’est aussi
clair dans le cas de l’idéologie mouvementiste, alors même que
les mouvements, contrairement aux élections, sont nécessaires, sont
bénéfiques, et que nous les soutenons. Mais l’existence de vastes
mouvements populaires, si elle est un phénomène historique, ne
délivre pas par elle-même une vision politique. La raison en est
que ce qui cimente un mouvement sur la base des affects individuels
est toujours de caractère négatif : cela peut aller depuis des
négations abstraites, du genre « à bas le capitalisme »,
ou « non aux licenciements » ou « non à
l’austérité », ou « à bas la troïka européenne »,
qui n’ont strictement aucun autre effet que de souder
provisoirement le mouvement dans la faiblesse négative de ses
affects ; jusqu’à des négations plus spécifiées, parce que
leur cible est précise et rassemble des couches différentes de la
population, comme « Moubarak dégage » pendant le
printemps arabe, qui peuvent en effet obtenir un résultat, mais
nullement construire la politique
de ce résultat, comme on le voit aujourd’hui en Egypte comme en
Tunise, où des partis religieux réactionnaires, sans vraie relation
aux mouvements, récoltent la mise. Car toute politique se fait au
régime de ce qu’elle affirme et propose, et non à celui de ce
qu’elle nie ou rejette. Une politique est une conviction active et
organisée, une pensée en acte qui indique des possibilités
inédites. C’est du reste pourquoi les mots d’ordre de type
« résistance ! » sont certes propres à rassembler
les individus, mais aussi à faire que ce rassemblement ne soit
qu’une forme joyeuse et enthousiaste d’inexistence politique.
Le péril le plus
grave est que s’il s’agit uniquement de résister, et donc de
conserver ce qu’on a, on trouvera toujours plus violent que soit
dans l’exercice de cette négation. La désignation négative des
coupables du changement, alimentée par la nostalgie d’un passé
fictif, est la spécialité des groupes fascisants. La crise leur
est bien plus favorable qu’aux progressistes, comme on l’a vu
dans les années trente. La démocratie, si on la comprend comme
mouvement populaire violent dénonçant des coupables au nom de la
défense des acquis ou de la tradition, ne fait certes pas peur aux
fascistes. Il faut donc bien que la définition politique de
l’émancipation soit différente.
Dans
tous les cas, se tenir dans l’idéologie démocratique, aussi bien
étatique que mouvementiste, crée un déficit politique
irrattrapable. C’est que pour exister comme politique sur la scène
historique contemporaine, il faut d’abord imposer une vision
stratégique.
Ce qui veut dire : un système fort d’axiomes politiques, qui
commandent un discours unificateur à propos d’une situation
déterminée. Ces axiomes doivent être formulés dans un langage
clair et aussi univoque que possible, parce que ce sont eux qui font
que les acteurs politiques peuvent partager une vision affirmative de
ce qui, quelle que soit la situation, est tactiquement possible.
Disons-le
tout net : en Grèce aujourd’hui – mais la situation est la
même partout -- on peut voir de façon concentrée que l’idéologie
démocratique aboutit à des gestes tactiques sans enchainement
stratégique. Ce peut être un enthousiasme électoral défait par
l’impossibilité, évidente, d’être majoritaire dans un tel
mécanisme. Mais ce peut être aussi bien des « mobilisations »
pleines de vigueur, mais défaites également par l’absence d’une
affirmation commune, d’une Idée partagée du devenir. L’absence
aussi d’un langage commun.
On
a beaucoup moqué, du temps des vieux communismes, ce qu’on
appelait la langue de bois, les phrases vides, les adjectifs
ronflants. Certes, certes. Mais l’existence d’une langue commune
est aussi celle d’une Idée partagée. L’efficacité des
mathématiques dans les sciences tient précisément à ce qu’elle
formalise l’idée scientifique. La nécessité de pouvoir
formaliser rapidement l’analyse d’une situation et les
conséquences tactiques de cette analyse est tout aussi requise en
politique. C’est le signe d’une vitalité stratégique.
Aujourd’hui,
une des supériorités de l’idéologie démocratique officielle est
précisément qu’elle dispose d’une langue de bois parlée dans
tous les médias et par tous nos gouvernements sans exception. Qui
peut croire que « démocratie », « libertés »,
« économie de marché », « droits de l’homme »,
« équilibre budgétaire », « effort national »,
« peuple français », « compétitivité »,
« réformes », et ainsi de suite, soit autre chose
qu’une omniprésente langue de bois ? C’est nous, militants
sans stratégie de l’émancipation, qui sommes en réalité depuis
pas mal de temps aphasiques ! Et ce n’est pas la langue de la
démocratie mouvementiste qui nous sauvera. « A bas ceci ou
cela », « tous ensemble, nous gagnerons »,
« dégage », « résistance ! », « on
a raison de se révolter »…Tout ça peut rassembler un moment
les affects collectifs, tout cela est tactiquement très utile, mais
laisse entièrement en suspens la question d’une stratégie
lisible. C’est une langue trop pauvre pour parler en situation de
l’avenir des actions émancipatrices.
Il
faut bien dire que ce n’est pas dans la contagion d’un affect
négatif de résistance qu’on peut trouver de quoi imposer un recul
sérieux aux forces réactionnaires qui visent aujourd’hui à
désintégrer toute pensée et toute action qui ne leur est pas
homogène. C’est dans le partage discipliné d’une Idée commune
et l’usage peu à peu partout répandu d’une langue homogène,
d’où résulte que la situation est elle-même éclaircie et que ce
qu’il est possible de faire pour la transformer est lisible pour
tous.
L’impérialisme,
aujourd’hui, ne prend pas la forme de l’occupation coloniale
systématique et prolongée. Il prend la forme, à l’aide de la
corruption généralisée et d’interventions militaire ponctuelles,
de la destruction des Etats qui ne lui conviennent pas, et de la
désagrégation des pays qu’il entend piller. C’est ce que je
propose d’appeler le zonage, en écho aux « zones franches »,
qui sont livrées au capitalisme hors de tout contrôle étatique ou
politique. Cette politique s’applique progressivement aux pays
affaiblis quels qu’ils soient, même situés en Europe. Et même à
certaine zones des grands pays impérialistes eux-mêmes, où le
peuple est laissé à l’abandon, et souvent livré à l’action
du banditisme qui elle-même se recycle dans les grands courants
financiers internationaux.
Contre
cette forme dégénérée de domination par la décomposition, le
morcellement, l’impuissance généralisée et la crise érigée en
système, l’idéologie démocratique est et demeurera impuissante,
quel que soit le courage de ses actions et la conviction de ses
militants.
Je
lisais récemment l’article d’un opposant russe à Poutine. Il
vantait, comme toute la presse, l’apparition en Russie et en Chine,
d’une classe moyenne qu’il déclarait porteuse d’idéologie
démocratique. Il vantait cette idéologie sous les deux aspects dont
j’ai parlé. La classe moyenne, disait-il, aspire à des élections
véritables, non truquées, sincères ; mais elle est aussi
capable de manifester courageusement dans la rue et de s’opposer à
la police de Poutine.
Mais
qu’est-ce que c’est que cette « classe moyenne » ?
Notre opposant russe la définit de façon aussi cocasse que
véridique. De cette classe moyenne démocratique, il dit, je le
cite : « elle consomme et elle est connectée ». Le
consommateur acharné casqué d’informatique, tel est le démocrate
qui affronte Poutine. Nous reconnaissons là, bien évidemment, le
support massif, le support de classe, partout dans le monde, et
singulièrement dans le monde occidental, de l’Etat dit
démocratique, de l’Etat de droit, de l’Etat dont les fameuses
« valeurs occidentales » commandent son droit à
intervenir militairement partout où il y a de juteuses matières
premières. De ce genre d’Etat, nous voyons jour après jour qu’il
est, de façon proprement stupéfiante, le fondé de pouvoir du
capital. Ne nous y trompons pas : au-delà du despotisme
archaïque de Poutine, notre opposant russe aspire visiblement de
tout son être à un tel Etat. Il désire que le capitalisme lui
propose une autorité moins despotique, plus consensuelle, et une
corruption mieux réglée, dont il pourra participer sans même avoir
à s’en rendre compte.
Nous
ne devons encourager nulle part, sous prétexte de démocratie, cette
tendance de type « classe moyenne », laquelle ne désire,
dans les pays dominés ou pillés par des cliques corrompues, ou dans
les pays affaiblis par la crise, que de devenir ce que nous sommes
déjà, nous, ici, et dont nous connaissons l’infâmie plus
secrète, mais plus moderne, plus essentielle.
Pour
être fermes sur ce point, l’obligation est de ne pas composer avec
les différentes formes de l’idéologie démocratique. C’est à
cette fin que je propose de réintroduire, de redéfinir, de
réorganiser, tout ce qui dépend du mot « communisme ».
Il est aussi très probablement requis de penser aux moyens de créer
des formes organisées qui soient directement situées au niveau
international. Car le niveau national est très insuffisant pour
lutter contre le zonage impérialiste moderne.
Mais
n’était-ce pas, exactement, le programme de Marx ? A la
lumière du grand mouvement démocratique et ouvrier de 1848, et de
sa totale impuissance, il a fondé une première internationale
communiste. Le courage du peuple grec et l’inexistence
démocratique auquel ce courage est confronté nous convoquent
universellement à la même tâche. Quels que soient les mots
utilisés par les uns et par les autres, rien n’interdit de penser
la réunion et les discussions d’aujourd’hui comme un moment
parmi bien d’autres de cette tâche.
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